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Morsures

L’agressivité : marquage de territoire ou comportement d’appel ?

Graciela C. Crespin

« Vers la fin de la première année, la dentition fait son apparition, au moment où se développent à la fois les moyens moteurs et le désir de se faire une place auprès de l’adulte et dans la possession de l’objet –toujours celui de l’autres, c’est la loi du désir chez les humains. Ces conflits de territoire se traduisent, vers douze-quinze mois, par un comportement vécu la plupart du temps comme particulièrement traumatique : la morsure.

On rencontre moins la morsure en famille, encore que la plupart des enfants aient mordu au moins une fois leurs parents ou leurs frères et sœurs. Mais un plus grand ou un parent ont des moyens de ne pas se laisser faire.

Une section de crèche, qui réunit dix à douze enfants d’à peu près le même âge, ou du moins de niveaux de développement comparables, met face à face des rivaux qui partagent les mêmes désirs et les mêmes moyens de les obtenir. Vers la fin de la première année et jusqu’à environ quinze-dix-huit mois, pour la plupart d’entre eux, la morsure est l’argument imparable qui permet de l’emporter dans la lutte contre un adversaire de même taille. A ce jeu-là, il n’y a pas de mordeur qui ne soit mordu ni de mordu qui ne se retrouve mordeur, Cette morsure « marquage de territoire », nous l’acceptons comme un passage obligé pour qu’une limite soit fixée à l’enfant dans son agressivité vis-à-vis de l’autre et de l’objet de son désir.

La réponse des auxiliaires, patiente et répétée, consiste à dire à l’enfant qu’il peut être fâché ou ne pas être d’accord, mais qu’il peut obtenir satisfaction autrement, et à séparer les enfants sans chercher à comprendre qui des querelleurs a tort ou raison (la plupart du temps c’est impossible à établir).

Libre aux parents, s’ils le souhaitent, de mordre chez eux leur enfant en retour pour « lui montrer que cela fait mal ». Les auxiliaires ne le font pas : si elles étaient trouvées en train de mordre les enfants, cela serait sans doute assez mal perçu par les parents – que cette explication amuse beaucoup ! Mais, avant tout, il s’agit de faire accepter à l’enfant un interdit : il est interdit de mordre, donc c’est interdit aussi pour l’adulte. Sinon, l’enfant pourrait conclure, à juste titre qu’il suffit d’attendre d’être le plus grand ou le plus fort pour le faire, et cela ne correspond pas à l’apprentissage que nous voulons lui transmettre.

La plupart du temps, la morsure marquage de territoire cède à la persévérance éducative, et les parents comprennent qu’ils doivent aussi l’interdire fermement à la maison, où elle continue parfois à se pratiquer sous forme de jeux et de chahuts. Mais après que l’enfant a mordu et a été mordu un certain nombre de fois, les explications verbales finissent par prendre le dessus et, peu à peu, les violents corps à corps sont remplacés par des « pas beau ! » et autres « Pas toi ! », premiers balbutiements de la diplomatie humaine.

Cependant, certains enfants s’installent dans des carrières de mordeurs. Il ne s’agit plus alors d’un marquage de territoire, car les morsures visent n’importe qui et à n’importe quel moment. Ou, du moins, c’est l’impression qu’ont les auxiliaires dans un premier temps.

A partir du moment où un enfant adopte ce comportement, des raisons élémentaires de sécurité obligent à protéger le reste du groupe. Mais son attitude traduit aussi forcément un mal-être qu’il est important d’entendre pour l’enfant lui-même. Ainsi, démarre un nouveau travail patient et silencieux : que savons-nous de lui, de ce qui se passe avec ses parents, de ce qui se joue dans sa famille ? qu’est-ce que nous observons dans la journée ? quand cela a-t-il commencé ? est-ce constant ou cela varie-t-il dans le temps, ou encore selon la relation avec certains adultes de référence ?

Martin est le deuxième enfant de cadres supérieurs aisés, un peu débordés par leur activité professionnelle. Soucieux de bien faire, ils ont pris, en plus de la crèche une aide à domicile sur laquelle ils se reposent entièrement pour la gestion du quotidien. Souvent en déplacement ou dans des réunions tardives, la mère comme le père passent peu de temps auprès de leurs enfants et semblent toujours être dans la réparation de ce qu’ils vivent comme un manque.

A la crèche, Martin est un peu absent, difficile à mobiliser et, bien que relativement peu actif, il se montre très agressif avec les autres enfants, d’une manière qui semble « immotivée » à ses auxiliaires. Toutes les tentatives pour lui faire respecter un interdit concernant ses rapports avec les autres échouent. Il n’écoute rien, n’en fait qu’à sa tête, est craint des autres enfants qui ne le cherchent pas pour les jeux ni dans les échanges.

La personne qui s’occupe de lui après sa longue journée de crèche essaye d’y mettre un peu d’ordre –lequel vole en éclats à l’arrivée des parents qui le laissent faire tout et n’importe quoi quand il est enfin avec eux, pour ainsi se dédouaner de leur culpabilité.

L’attitude de Martin nous apparaît vite à la fois comme une identification au laisser-aller de ses parents et une quête éperdue d’une limite qui n’arrive pas : tout semble permis, rien ne vient tracer la limite qui lui permettrait enfin de se positionner. A la crèche, nous avons donc choisi de lui répondre fermement, tout en lui dispensant beaucoup de présence, selon le mode de réponse paradoxale que nous proposons lorsque nous sentons, derrière le comportement d’un enfant, un appel à l’aide. Par ailleurs, nous ouvrons le dialogue avec les parents, qui répondent à nos sollicitations mais semblent incapables de modifier quoi que ce soit à leur fonctionnement.

Au fil des mois, Martin cesse de mordre, mais d’autres formes d’appel, plus subtiles, se mettent en place. Le maintien d’un symptôme peut en effet être vital pour un enfant, et son abandon menaçant pour son existence même. Ainsi, il est important que les auxiliaires continuent à prendre en compte les difficultés de Martin sans développer à son égard des défenses telles que le rejet ou le désinvestissement.

Dans le cas de Johan, troisième enfant d’un couple en grande difficulté, la morsure était aussi un comportement d’appel.

Contrairement à Martin, dont la réponse était chaotique et désorganisée, Johan mordait lorsqu’il était confronté à une expérience de perte : qu’un autre enfant lui ravisse un objet ou une place, qu’un adulte lui impose une limite ou qu’une chute vienne l’empêcher de réaliser son projet, et Johan mordait. Plusieurs enfants par jour. Ses auxiliaires, débordées, ne parvenaient pas à trouver la bonne réponse.

Après qu’il était apparu qu’un simple rappel de l’interdit – aussi ferme soit-il – ne suffisait pas, elles ont eu l’idée –lumineuse ! – de proposer à Johan sa tétine chaque fois qu’il commençait à mordre, en pensant que cela pourrait l’aider par rapport à une détresse dont la rage semblait être la traduction. Par ailleurs, ses parents ont accepté d’entendre que Johan les appelait ainsi, qu’il avait besoin de leur attention, et on répondu présents.

Les résultats ne se sont pas fait attendre. Johan a rapidement cessé de mordre et a appris à gérer autrement son rapport à la perte : larmes, colère parfois, recherche de l’adulte pour se faire consoler, renouvellement d’une tentative face à un échec sont venus remplacer le passage à l’acte agressif.

Les ressemblances et les différences dans l’histoire de Martin et Johan sont intéressantes. Le comportement des deux enfants est sous-tendu par une détresse et un appel agi à l’adulte tutélaire. Dans le cas de       Martin, ce comportement n’est pas organisé comme une réponse face à la perte, il apparaît aussi chaotique que les réponses parentales qu’il reçoit. Dans le cas de Johan, et c’est probablement ce qui fait la différence, ses parents ont eu la capacité d’entendre la dimension de détresse de l’appel de leur enfant. Même si la plupart du temps les parents sont incapables de modifier de façon significative leur propre fonctionnement, leur capacité à admettre le sens du comportement de leur enfant sans s’en défendre peut suffire à permettre à l’enfant de changer de position. »

Extrait du livre : « Paroles de tout-petits A l’écoute des enfants en crèche » de Graciela C. Crespin dans la collection la cause des bébés aux éditions Albin Michel.

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